Le Risque systémique

Qu’y a-t-il de commun entre la finance bancaire et l’industrie nucléaire ? Le risque systémique : une remise en cause d’une branche entière quand les risques, par définition non nuls, se concrétisent. Une « technologie » – comme la finance ou la fission – qui reste opaque au plus grand nombre peut fasciner quand les risques ne sont que probables et tant qu’on en tire profit ; mais elle devient vite cause de panique s’ils se concrétisent et qu’on en subit les pertes.

Pour comprendre les implications, pour 2023, de la faillite de la SVB, des alertes du CERS, des rachats d’actions records, de la facilité de langage d’une expression ressassée et pourtant dénuée de sens : la « déconnexion du réel ». Le travail des financiers est de se projeter dans l’avenir, qui par définition n’existe pas encore. Si l’on entend par déconnexion du réel, déconnexion de la réalité du présent, c’est qu’on n’a rien compris à la finance. Si l’on entend par là déconnexion des potentialités du futur, c’est déjà beaucoup plus juste.

*

L’annonce de la situation de faillite de la Silicon Valley Bank a entraîné une réaction immédiate du gouvernement fédéral américain pour garantir à hauteur de 250.000 dollars les dépôts de chaque client de la banque. La quasi-totalité des dépôts de cette banque (96%) est concernée. Au total, 25 milliards de dollars sont immédiatement évoqués et « mis sur la table » par l’administration Biden pour assurer… et rassurer, bien que le FDIC, mécanisme d’assurance des dépôts bancaires, dispose d’un fonds d’intervention estimé à ce jour à environ 130 milliards de dollars. Des banques françaises comme BNP-Paribas ou la Société Générale, allemande comme la Deutsche Bank ont néanmoins été fragilisées par des baisses de cours de leurs titres, de 5-6%, tandis que Crédit Suisse a même perdu près de 15%.

Dès l’automne 2022, le CERS – Comité Européen du Risque Systémique – ou ESRB, European Systemic Risk Board créé le 16/12/2010 pour veiller à la surveillance macroprudentielle du système financier de l’UE – alertait de « scénarios de risques extrêmes ». Si risque systémique il y a, c’est que système il y a. Pourquoi ?

De l’incertitude au risque

Premièrement, l’activité bancaire suppose l’exposition l’acceptation d’une exposition aux risques. Ces risques sont à la fois de transformation qui s’explique par le fait que les dépôts bancaires sont « à vue » tandis que les prêts sont à terme, de signature (lié au risque propre à chaque emprunteur, lequel peut d’ailleurs profiter d’une asymétrie d’information), de marché enfin, l’activité bancaire supposant l’acquisition d’actifs, de titres en particulier pouvant perdre en valeur. Qui dit prise de risque dit mesure du risque : c’est justement la probabilisation de survenance des échecs par un travail de collecte d’informations qui explique qu’on parle de risque et non d’incertitude.

Deuxièmement, un marché interbancaire, essentiel, son « assèchement » a été très coûteux en 2009 en contribuant à rationner le crédit : il permet à des banques disposant de liquidités excédentaires de les prêter à celles qui, au contraire, en manquent pour octroyer de nouveaux prêts car il leur faut satisfaire leurs obligations en termes de refinancement et de réserves obligatoires. Une banque créancière d’un autre risque donc d’être mise en difficulté si une de ses débitrices – à plus fortes raisons plusieurs – fait défaut de paiement.

Troisièmement, – et ce, peu importe que cela se fasse en connaissance de cause des risques précédemment mentionnés ou non – un risque de « ruée aux guichets » ou de run existe : les banques s’appuient sur la « loi des grands nombres » et ont appris, par expérience, quelle est la fréquence habituelle de ces retraits. Mais que les déposants d’une banque, craignant que le remboursement de leurs dépôts ne soit plus assuré, se précipitent simultanément pour les retirer, et une véritable prophétie auto-réalisatrice se met en place, une banque ne disposant que des liquidités nécessaires pour assumer des retraits « normaux » et non une « panique bancaire ». La banque est ainsi en situation d’illiquidité voire prise en flagrant délit d’insolvabilité, si la valeur de ses passifs excède celle de ses actifs. Le mécanisme (plafonné) d’assurance des dépôts – par le FDIC créé aux États-Unis en 1933 – est là pour rassurer les déposants et réduire le risque de run. « Réduire » seulement, comme pour tout risque.

Quatrièmement, les typologies masquent parfois l’essentiel, c’est-à-dire les interactions : ces différents risques sont interdépendants et, si un risque systémique existe, c’est aussi du fait d’un risque un peu moins « rationnel » que les quatre précédents : qu’une banque – too big to fail ou non d’ailleurs – soit dite – à tort ou à raison – « en faillite »et peut survenir (c’est encore seulement un risque) une sorte d’« élément fantastique fatal » (Dostoïevski): quand une entreprise du secteur automobile fait faillite, les concurrents se frottent en général les mains, mais quand une banque fait faillite, les concurrentes s’alarment. La comparaison avec le nucléaire est pertinente : un accident nucléaire au Japon qui eut pu être évité avec un simple mur de béton plus élevé peut cependant conduire l’Allemagne à abandonner le nucléaire pour sa production d’énergie, car les « technologies », les risques et les conséquences d’un « accident » varieraient peu d’une centrale à l’autre, d’une banque à l’autre. Que ce soit faux, car leur gouvernance et leur exposition au risque ne sont pas les mêmes, importe parfois moins que ce que l’opinion publique croit vrai. Une « technologie » – comme la finance ou la fission nucléaire – qui reste mystérieuse ou opaque au plus grand nombre indiffère ou fascine quand les risques ne sont que probables et tant qu’on en tire profit ; mais elle devient vite cause de panique s’ils se concrétisent et qu’on en subit les pertes.

Cinquièmement, le marché bancaire étant oligopolistique, certaines banques – parfois appelées banques systémiques – sont too big to fail et leur illiquidité risquerait d’induire voire d’imposer une action en tant que prêteur en dernier ressort de la part des Banques Centrales et/ou des États. Cette intervention engage cependant la légitimité des institutions concernées : la Banque Centrale ou l’État peuvent être accusés d’aléa moral en sauvant une banque et au passage le revenu d’actionnaires trop peu prudents ou scrupuleux. La légitimité de la monnaie elle-même est engagée si l’intervention devait reposer sur une création monétaire telle qu’elle ferait planer quelques doutes sur la sa valeur future de la monnaie – donc le pouvoir d’achat – et susciter de l’inflation et si cette socialisation des pertes devait être jugée injuste car « l’argent » ne saurait normalement être créé en contrepartie de rien.

 Si cela est entrepris, c’est qu’il y va de la stabilité du système.

Du financier au « réel »

Dans le cas de la SVB, un problème symbolique supplémentaire se pose : son nom ! Il évoque les nouvelles technologies qui font la prospérité de la Silicon Valley… Une faillite pourrait laisser entendre que les nouvelles technologies seraient en difficulté et que les valorisations boursières records de ces derniers mois auraient pu être le fruit d’une bulle spéculative. À ce propos, l’idée, ressassée, d’une « déconnexion du réel » n’a aucune signification… réelle : le travail des financiers est de se projeter dans l’avenir, qui par définition n’existe pas encore. Il est d’évaluer, dans le présent, les créations de valeurs et revenus potentiels futurs, d’anticiper, et de risquer de « l’argent » sur eux. Les valorisations des entreprises de la tech ne sont pas tant déconnectées du « réel » que d’un avenir qui n’est pas, à un moment donné, tel qu’il avait été prévu qu’il soit. Ce qui peut d’ailleurs cependant finalement advenir, un krach s’éloignant. Si l’on entend par déconnexion du réel, déconnexion de la réalité du présent, c’est qu’on n’a rien compris à la finance. Si l’on entend par là déconnexion des possibilités du futur, c’est déjà beaucoup plus juste.

À la suite du Covid et de la croissance contrainte par les confinements, il était assez naturel que les résultats des entreprises soient bons en 2021-2022. Près de 140 milliards d’euros de bénéfices ont par exemple été engrangés en France par les entreprises du CAC 40 qui ont augmenté les dividendes versés aux actionnaires.

Mais les entreprises ont aussi pratiqué, outre-Atlantique et plus encore en Europe, des opérations de downsizing ou relution : sur 425 grandes capitalisations boursières, 161 milliards d’euros soit le double de 2021 selon BNP Paribas, mais sur un échantillon plus large d’entreprises, près de 375 milliards d’euros (2,4% de la capitalisation boursière en 2022), près de 900 milliards aux Etats-Unis (2,2% de la capitalisation).

« Quand on vous dit que tous les rachats d’actions sont nuisibles aux actionnaires ou au pays, ou encore particulièrement bénéfiques pour les patrons, vous écoutez soit un analphabète (…) soit un démagogue » clamait Warren Buffet. Toutefois, s’ils peuvent s’expliquer par les bénéfices records évidemment, les rachats d’actions ne doivent pas être jugés de la même manière selon qu’ils sont motivés par une simple et saine de gestion des liquidités excédentaires (1), le fait d’éviter d’avoir à les réduire l’année suivante et provoquer le mécontentement des actionnaires (2), la volonté d’exercer une pression à la hausse sur le cours des actions (3), ou la nécessité d’éviter leur baisse et de soutenir les cours de bourse (4).

Dans ce dernier cas, il y a tout lieu de s’inquiéter. Car racheter ses propres actions signifie presque, par définition, que les entreprises concernées ne trouvent « rien de mieux à faire » de leur liquidité, en termes d’investissement notamment. 2023 nous en dira plus.

Mieux vaut prévenir que guérir : prophéties auto-réalisatrices et auto-invalidantes

Dès l’automne 2022, le CERS enjoignait « les institutions privées, les participants de marchés et les autorités compétentes » à s’y préparer, par des politiques de provisionnement et d’augmentations de capital prend « correctement » en compte les pertes « anticipées et imprévues (!) » pouvant être induites par « la détérioration de l’environnement des risques ».

Face à une stagflation – récession associées à une inflation – qui semble se profiler en 2023, les politiques économiques sont assez désarmées, à plus forte raison quand d’un côté les stocks de dettes – privées comme publiques – de l’autre les valorisations d’actifs boursiers et immobiliers, sont si élevés.

La récession supposerait un soutien de l’activité par la dépense publique ou des politiques monétaires expansives. Mais les dettes publiques sont déjà à des niveaux élevés du fait de la crise de 2009 et de la crise sanitaire de comportements opportunistes d’entreprises qui ont pu allègrement profiter, comme on s’en apercevra bientôt en France notamment du « quoiqu’il en coûte » en abusant du chômage partiel et des prêts garantis par l’État. Quant aux politiques monétaires, elles n’ont jamais été si expansives et non conventionnelles qu’au cours de ces dix années au point d’avoir rendu certains taux négatifs. La fête est finie : l’inflation suppose des politiques opposées à celles que suppose une récession, notamment d’élever les taux, ce qui alourdit considérablement la charge de la dette en même temps que cela crée des effets-ciseaux pour certaines banques et des risques de krach, immobilier, boursier et obligataire. Les fonds de retraites en Angleterre, l’immobilier slovaque – le CERS s’en est ému –, la Silicon Valley Bank, Crédit Suisse étaient sur le fil du rasoir en 2022… Comment s’annonce 2023 ?

*

« Il faut toujours s’attendre à trouver du nouveau » disait Durkheim à propos de la méthode sociologique. Il en va de même en économie. Un professeur d’économie disait un jour que « prévoir le pire n’est pas très coûteux, car on n’en vaut à personne de s’être trompé, mais prédire que tout ira bien est risqué car on ne vous oublie pas si une crise survient. » Dans une science comportementale, faite de prophéties auto-réalisatrices, vouloir à tout prix rassurer est légitime. Et risqué. Un célèbre économiste et homme politique, alors à la tête du FMI, s’en souvient, qui osait déclarer : « les pires problèmes sont derrière nous ». C’était en 2008. Le CERS préfère parier sur une prophétie auto-invalidante.

David Colle.