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Le corps est devenu au cours du XIXe et XXe siècle un enjeu politique et social
Dans La condition de l’homme moderne (1958), la philosophe Hannah Arendt montre le changement qui s’est opéré entre l’Antiquité et la modernité : ce qui relevait alors de l’intime et du privé devient désormais public, entraînant une confusion entre le domaine privé (celui de la famille selon elle), et le domaine public (celui de la politique). C’est ce qu’elle appelle « l’avènement du social ». On peut appliquer ici cette analyse au corps : le corps relevait auparavant de l’intime, mais devient au cours du XIXe et XXe siècle un enjeu social.
Le corps est pensé pour lui-même, et non dans sa relation avec l’âme.
L’historien Georges Vigarello dans Le sentiment de soi. Histoire de la perception de soi (2014) note que dès le XVIIIe siècle, on observe un tournant, car apparaît alors ce qu’il appelle « l’individu sensible », c’est-à-dire un individu chez qui la sensibilité, le rapport au corps, prend une place de plus en plus grande. Ce qui pourrait être lié, selon lui, au recul de l’influence religieuse. Un penseur influent à cet égard est Rousseau, qui parle du « sentiment de l’existence » dans ses Rêveries du promeneur solitaire. L’individu ne se définit plus premièrement par sa conscience, mais accorde une place prédominante à son corps : « Je sens, donc je suis » écrit Bernardin de Saint-Pierre.
Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps » (1883) critique toute attribution à l’homme de facultés suprasensibles (« Je suis corps de part en part, et rien hors cela »). La conscience, la raison, se trouvent ramenées à des aspects particuliers de la vie du corps : un philosophe passe par autant de philosophies que d’états de santé. La philosophie doit partir du corps.
Les avancées scientifiques conduisent à approfondir la connaissance du corps, qui devient l’objet de théories politiques et sociales au XIXe siècle, sur lesquelles se fondent des actions politiques.
L’anthropologue David Le Breton, dans Anthropologie du corps et modernité (1990), note que l’essor de l’anatomie et de la chirurgie à partir de la Renaissance participe largement au changement de paradigme : appréhendé sur un modèle mécaniste, le corps est progressivement vidé de sa nature sacrée.
L’hygiénisme, mouvement de réforme sociale, se développe à la fin du XIXe siècle. Il appelle à « régénérer la nation » en améliorant la santé publique nationale, en particulier en ville, grâce à un ensemble de mesures : amélioration des systèmes de traitement des eaux usées, développement du thermalisme, promotion du savon, mise en place à partir de 1883 à Paris d’un réseau de récipients pour mettre les déchets ménagers (récipients qui prendront le nom du préfet de la Seine à l’origine de la mesure, Eugène-René Poubelle).
Ce courant s’appuie en particulier sur les découvertes de Pasteur : en 1885, Pasteur met au point le vaccin contre la rage. En parallèle l’antisepsie et l’asepsie se développent dans le milieu médical, ce qui permet une réelle amélioration du taux de réussite des opérations, et limite l’expansion des maladies.
Le sociologue Bruno Latour, dans Pasteur : guerre et paix des microbes (1984) montre comment la révolution pastorienne repose non sur le seul génie d’un homme, mais sur un ensemble de réseaux. Pasteur s’appuie notamment sur les hygiénistes pour faire connaître ses théories.
Le microbe apparaît à la suite de Pasteur comme un nouvel acteur social : infiniment petits et omniprésents, depuis le lait du nourrisson jusqu’à la cellule du prisonnier, ils touchent indifféremment toute la population. Les pastoriens, capables d’identifier cet ennemi social qu’est le microbe, occupent une place cruciale dans la société : l’Institut Pasteur créé en 1888 est reconnu d’utilité publique, et possède une influence croissante et un auditoire de plus en plus important.
On passe progressivement au cours du XXe siècle des politiques d’hygiène aux politiques de la santé.
« Si le maître mot du XVIIIe siècle était le bonheur, et celui du XIXe la liberté, celui du XXe siècle est la santé », écrit l’historienne Anne-Marie Moulin dans Histoire du corps (2015). La santé est alors définie comme « la vie dans le silence des organes », selon la citation du chirurgien René Leriche reprise par le philosophe Georges Canguilhem.
La santé devient un droit, en 1949, reconnue comme une préoccupation universelle par l’Organisation Mondiale de la Santé. La santé n’est plus simplement l’absence de maladie mais une notion positive, un état bienheureux qui dépasse ainsi le champ de la médecine. Préoccupation croissante qui conduit à élargir le spectre de la médecine (médecine de prévention, etc).
On assiste au développement de la santé publique, qui pense le corps à grande échelle : développement de l’épidémiologie, qui dépersonnalise la maladie, ne recherche plus les causes mais les facteurs de la maladie. La pratique du traitement direct de la maladie dans une relation entre le médecin et le malade laisse place à une prise en compte plus globale avec la gestion des risques : le sociologue Robert Castel dans La gestion des risques, 1981 évoque une « gestion technocratique des différences ». Cette politique de la santé passe aussi par une prise en charge par l’État des dépenses de santé : création de la Sécurité sociale en 1945.
Le corps fait l’objet d’une protection juridique de plus en plus grande
Rappelons que le corps est ce qui fonde la personnalité juridique : dans le Littré, « corps » désigne aussi la personne même, c’est-à-dire la façon dont il est capable de s’engager dans les rapports sociaux ; de même en anglais, où body a donné « somebody ». Le corps est en effet ce par quoi un individu apparaît aux autres. Kant, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) distingue la personne de la chose : une chose est un moyen, alors qu’une personne est aussi une fin. La personne n’a pas de prix, contrairement à la chose, elle a une dignité inestimable.
Les évolutions juridiques vont dans le sens d’une plus grande protection du corps des travailleurs : loi de 1874 qui crée l’inspection du travail et celle de 1898 qui oblige l’employeur à indemniser forfaitairement le travailleur victime d’un accident du travail. Le préambule de la Constitution de 1946 garantit le droit à la santé. Loi de 1919 qui reconnaît et indemnise les pathologies d’origine professionnelle.
Diminution des violences faites au corps : décret du 25 novembre 1870 qui supprime l’échafaud, antique tribune du supplice. Abolition de la peine de mort le 9 octobre 1981 en France. Rejet croissant des violences sexuelles : loi du 24 décembre 1980 définit le viol d’une façon plus large et asexuée.
Le corps sort de la sphère intime pour être exposé au niveau artistique d’une façon moins idéaliste, mais plus réaliste.
Degas est le premier à avoir su représenter la nudité du corps féminin dans sa vérité et sa crudité, explique l’historienne de l’art Jacqueline Lichtenstein dans ses cours au Musée d’Orsay en 2012 : voir ses tableaux comme Femme au tub (1886). Avec L’Origine du Monde (1866), Courbet, quant à lui, représente le sexe féminin sans artifice ni ambiguïté.
La représentation du corps au travail devient un thème artistique très présent chez les peintres du courant réaliste notamment : Les casseurs de pierre peint par Courbet en 1849, Le Semeur peint par Millet en 1850.
Le corps devient un objet d’art en tant que tel, lors de performances artistiques : la performance la plus impressionnante à cet égard est celle réalisée par l’artiste Marina Abramovic en 1974, qui a laissé son corps à la disposition du public pendant 6h, en s’imposant une attitude passive, avec divers objets à disposition. Au fil des heures, l’attitude du public est passée de la réserve à une forte agressivité (le public a déchiré ses vêtements, coincé dans son ventre des épines de rose, etc.).
Faire corps : la métaphore du corps politique
Le corps devient une notion centrale en politique pour penser la société sur le modèle du corps : selon Hobbes, l’unité est conférée au corps par la tête, c’est-à-dire par le souverain qui dirige l’État (le Frontispice du Léviathan, publié en 1651, montre un roi ayant une corps formé de plusieurs individus, qui sont tous de dos, ce qui symbolise l’idée que les individus n’ont pas de volonté, seule la tête commande).
Au contraire, Rousseau, dans le Contrat social, pense que le principe de l’unité ne réside pas en un seul homme : il y a unité si chaque partie veut faire corps et a voix au chapitre. Selon cette perspective, on peut penser que les corporations, associations regroupant des individus exerçant un même métier, sont un moyen d’unifier la population en la regroupant au sein d’organes intermédiaires, qui sont comme des membres du corps que forme la société tout entière.