Londres, coeur battant de la première mondialisation

« La mer arrive à Londres par le fleuve, c’est un port en pleine terre ; New-York, Melbourne, Canton, Calcutta abordent ici du premier coup » — Hippolyte Taine, Notes sur l’Angleterre, 1872

Dans les premières années du vingtième siècle, la mondialisation bat son plein. Portée par les innovations techniques de la révolution industrielle et l’essor des échanges internationaux, elle met en relation les parties du monde de façon inédite, à un rythme soutenu. Les lieux où elle se déploie et se mesure sont par excellence les villes, surtout les grandes, qui sont d’emblée une caractéristique majeure du XXe siècle.

Londres, cœur de l’économie-monde britannique, capitale du plus vaste empire jamais édifié, sur lequel « le soleil ne se couche jamais », considérée par les contemporains comme le « phare du monde » (le méridien de Greenwich devient en 1884 la longitude de référence), donne à voir les principaux aspects de la puissance britannique, trois en particulier : son statut de modèle, sa puissance commerciale et sa suprématie financière.

Première ville occidentale à atteindre, à la fin du XVIIIe siècle, le million d’habitants, Londres demeure jusqu’en 1920 la ville la plus peuplée du monde industrialisé. En 1913, c’est une mégapole de sept millions d’habitants, dont le tissu urbain s’étend sur 500 km2, soit deux fois ceux de Paris ou Berlin. Elle combine les caractéristiques des villes portuaires (diversité et fluidité du marché du travail, avec de nombreux emplois à la journée ; cosmopolitisme, avec d’importantes communautés irlandaise et juive) et celles d’une capitale d’envergure mondiale (présence d’une administration centrale et de bâtiments de prestige ; urbanisme soigné servant de cadre à la représentation politique des masses ; forte différenciation socio-spatiale, des quartiers ouvriers de Camden et d’Islington aux très chics boroughs de Knightsbridge et Belgravia).

Par ailleurs, la croissance aussi précoce que spectaculaire de la capitale britannique, tout au long du XIXe siècle, lui confère une antériorité dans le traitement des problèmes soulevés par l’apparition de grands ensembles urbains. Dès les années 1850, les ingénieurs anglais se penchent sur la création d’espaces verts (Hyde Park, Regent’s Park, Green Park…) et l’amélioration de l’hygiène et de la sécurité urbaines (réseaux de sanitation, éclairage des rues au gaz). Londres est le lieu de naissance de la révolution du métro (ouverture de la Metropolitan Line en 1863), qui constitue un facteur majeur de l’intégration des métropoles et de l’aménagement des banlieues partout où il est introduit (à Paris en 1900, à New-York en 1904, à Tokyo en 1927…). C’est aussi à Londres qu’apparaissent les loisirs de masse (création en 1871 de la Football Association Challenge Cup, disputée par quinze clubs surtout londoniens).

Londres, en 1913, est la première place commerciale au monde. Le port de la Tamise, plus grand port du monde, est un modèle d’efficacité et de modernité, fondé sur le principe du dock-entrepôt (West India Docks, Surrey Commercial Docks, Royal Victoria Dock…), qui permet, autour d’un bassin éclusé, d’augmenter considérablement le rythme des chargements et des déchargements, donc de limiter le coût du stockage des marchandises. En 1913, le commerce extérieur du port de Londres est de 20 millions de tonneaux (1 tonneau = 3m3).

Sa fonction d’entrepôt international et de centre de redistribution des marchandises en fait le cœur battant du commerce international. Londres est de surcroît le centre du réseau mondial de câbles télégraphiques sous-marins, ce qui lui assure une primauté dans l’ordre des télécommunications. Chaque territoire de l’empire est relié à Londres par un câble indépendant de tout contrôle étranger, l’ensemble formant la All Red Line.

Toutefois, le port de Londres est exposé à la concurrence croissante d’autres grands ports, britanniques (Cardiff, Southampton et surtout Liverpool), européens (Anvers, Rotterdam et surtout Hambourg) et américains (Boston, Baltimore et surtout New-York). L’émergence de nouveaux moyens de communication, tels que la radio et la télégraphie sans fil (TSF), ainsi que le dynamisme des compagnies américaines de transport et de communication (location des câbles de l’Atlantique nord détenus par des intérêts britanniques à la Western Union en 1912), tendent à amoindrir la prééminence britannique en la matière.

La domination du port de Londres doit beaucoup à un autre pilier de la puissance britannique : la finance.

La livre sterling est la monnaie du commerce. Première monnaie rattachée à l’or (1816), elle sert d’instrument de mesure, d’étalon financier universel et de monnaie internationale de paiement. Sa suprématie repose aussi sur l’excellence du système bancaire britannique en matière de crédit commercial (cf. infra). La Grande-Bretagne est le premier investisseur mondial, avec 18 milliards de dollars, investis principalement aux États-Unis et en Asie, loin devant la France (9 milliards) et l’Allemagne (6 milliards).

La marine marchande britannique assurant le transport d’un tiers du tonnage mondial, tous les services financiers associés sont concentrés à la City. Entre la Banque d’Angleterre et la rive nord de la Tamise, autour de la Bourse (London Stock Exchange), les bourses de marchandises se multiplient. Courtiers, marchands et experts y négocient les prix des céréales, du sucre, du cacao, de la laine peignée, du caoutchouc et des principaux métaux indispensables à la production industrielle (cuivre, zinc, plomb, étain et argent), sans oublier l’incontournable thé importé par l’East India Company. Tous les bateaux sont assurés, selon un formulaire mis au point en 1779, par la Lloyd’s, puissante compagnie formée d’associés fortunés qui, à l’aube du XXe siècle, étend son activité aux transports terrestres, contribuant à faire de la City le centre mondial de l’assurance.

Principal fournisseur de capitaux à l’échelle mondiale, la City, véritable patrie des banquiers, est au centre des relations financières internationales. Un système bancaire diversifié (merchant banks, clearing banks, overseas banks, discount houses …) y assure le financement des activités commerciales internationales, sous le contrôle de la Banque d’Angleterre, vénérable institution fondée en 1694, qui assure une fonction de régulateur et joue le rôle de prêteur en dernier ressort. À la veille de la Grande guerre, les investisseurs détiennent un quart des 23 milliards de livres investis dans le monde.

Les titres émis par les gouvernements étrangers et les grandes compagnies ferroviaires sont cotés à Londres, où ils représentent la moitié des titres. Grâce aux overseas banks, dont la plus connue est la Hong-Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC), la City assure 46 % du montant total des investissements directs à l’étranger (IDE). Le soutien de la City à la multinationalisation naissante des entreprises britanniques permet aux entrepreneurs les plus innovants, tels le fabricant de savon William H. Lever et le marchand de pneumatiques J. B. Dunlop, de lutter à armes égales avec leurs concurrents américains et allemands.

Comme Amsterdam trois siècles plus tôt, l’accession de Londres au rang de première place financière mondiale est inséparable de la puissance et du dynamisme d’une économie tournée vers la mer. À la veille du premier conflit mondial, qui accéléra un déclin dont les signes avant-coureurs sont perceptibles dès le début du siècle, le « phare du monde » brille encore de tous ses feux.

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