« De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur,
c’est à peine si j’y suis parvenu ».
(Franz Kafka, Prague, 1912)
Cette phrase, mieux que toute autre peut-être, illustre le génie ambivalent de Kafka, son art de mêler le tragique et le comique. Elle pourrait à elle seule suffire à moquer l’iconographique bâtie autour de Kafka. Écrite dans son journal, cette phrase clôt une scène qui, au premier abord, peut paraître banale :
« …J’ai passé la soirée à la table familiale dans une indifférence absolue, la main droite sur le dossier de la chaise de ma sœur qui joue aux cartes à côté de moi, la main gauche posée mollement sur ma cuisse.
De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur, c’est à peine si j’y suis parvenu ».
Le visage grave que pourrait évoquer cette quête d’un malheur insondable se mue en sourire face à ce qui ressemble aussi à une dérision de soi-même. A une euphémisation du malheur.
Kafka ne cherche pas à alourdir l’expression de son ennui. Cette année-là, il n’est plus un adolescent qui chercherait à crier sa « profondeur insondable du mal-être… ». Il a 29 ans. Et rien dans son œuvre ne souffrira jamais d’exagération. Ni l’écriture, sans effets, dans un allemand qui va à l’essentiel : « ne voyant pas seulement l’essentiel, nous voyons moins que l’essentiel » écrit-il aussi. Ni la structure des œuvres, souvent courtes, dont la fin, abrupte, tranche comme un couperet (Le procès) ou sont inachevées (Le Château). Suspendus, in-finis, les romans de Kafka laissent le lecteur du Procès ressentir le poids des fautes incomprises, celui du Château errer dans ses parages.
Si ces œuvres restent à ce point vivantes, c’est justement que rien d’exagéré, de martelé, d’assené n’est venu donner de certitudes quant à leur sens même : mais il est des adeptes de l’univocité ou pire, du premier degré. Surtout chez les Français. Ainsi l’ambiguïté de son œuvre a-t-elle souvent été reléguée au second plan derrière une vision symbolique, religieuse, prophétique, servant d’icône à ceux qui se complaisent à évoquer une « tristesse infinie »… Camus aimait beaucoup Kafka, son Étranger ressemble à bien des égards à K., cet homme sans nom du Procès ; quant à la pierre que roule son Sisyphe, elle ne peut manquer de faire référence à l’absurde que Kafka ressentait de manière trop lucide.
Kafka ou « l’horrible imagerie d’une éthique de la lucidité » dira encore Camus. Des mots étrangement sérieux et éloquents pour décrire des romans purs de styles, interrogateurs, drôles et tragiques à la fois. Ce que le génial et complexe auteur de La Chute ne pointe pas assez chez Kafka, c’est l’humour, le jeu artistique. Dans toutes ses œuvres, la lucidité est celle de l’absurde. Un monde, qui, vantant de plus en plus l’individualisme et la liberté au point de les mystifier, semble cependant imposer des contraintes toujours plus fortes, car insidieuses, ériger des murs plus hauts, imposer à l’être un espace de plus en plus exigu, immense mais privé de l’intimité la plus élémentaire. « Je suis seul. Mais eux ils sont tous. » (Dostoïevski, Carnets du sous-sol). Ici, l’oppresseur se nomme la famille (La Métamorphose), l’opinion publique (Le Procès), la hiérarchie (Le Château), tous subis sans possibilité de les comprendre par un Gregor devenu insecte (La Métamorphose), un K. condamné à une mort certaine d’abord (Le Procès), à errer sans fin (Le Château). Dans un geste inconscient, Kafka lui-même abandonne Le Château, le laisse sans fin, comme pour mieux nous abandonner à lui.
Et à notre sort.
Alors bien sûr l’œuvre de Kafka peut-elle entrer en résonnance avec le nazisme, les bureaucraties qui vont suivre comme avec l’arrivée des juifs sépharades marocains passés au ddt par les ashkénazes – ce qui aurait pu faire écho à la Métamorphose bien plus que l’holocauste. Sans doute présage-t-elle d’une société où tout ne se sait pas encore (comme dans 1984 d’Orwell) mais où tout se saura. Toutefois, l’œuvre de Kafka n’est pas historique. Elle est l’une des plus atemporelles qui soit. Elle peut et doit être lue ainsi. Camus et Sartre l’ont bien compris, mais leur regard paraît trop français et sérieux, pas assez ouvert pour appréhender la richesse de la lucidité de Kafka. Ils lisent Kafka comme des viennois écoutant Mozart. Ils oublient que c’est à Prague que Mozart, libéré, a pu composer Don Giovanni et l’émanciper des entraves conventionnelles de l’opéra.
La lucidité, « blessure la plus proche du soleil » (Char), chez Kafka était aussi le fruit d’une blessure physique, d’une maladie qui l’emportera tôt. Et pourtant même celle-ci n’aura pas suffi : « Lorsque le cœur et le cerveau en ont eu assez de supporter la souffrance, ils se sont mis en quête de quelque chose qui puisse les sauver et c’est alors que les poumons se sont proposés » écrit-il à Milena Jesenska (Vivre). Kafka transfigure même sa maladie. Tout est proche de l’absurde, tout peut être prétexte à dédramatisation. Même la mort qui s’annonce. Ce qui est très sérieux n’est pas très sérieux. Si « horrible imagerie » il y a, celle-ci est génie artistique.
Lorsqu’il lisait les épreuves de La métamorphose dans un café de Prague, Kafka et ses amis – attablés autour d’une bouteille de mauvais vin morave – riaient ! Étendons encore un peu le contexte :
« Tenir ferme le journal à partir d’aujourd’hui. Écrire régulièrement. Ne pas se déclarer perdu ! Et quand bien même la délivrance ne devrait pas venir, je veux à tout instant être digne d’elle. J’ai passé la soirée à la table familiale dans une indifférence absolue, la main droite sur le dossier de la chaise de ma sœur qui joue aux cartes à côté de moi, la main gauche posée mollement sur ma cuisse. De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur, c’est à peine si j’y suis parvenu ».
Drama giocoso ! On peut donner à cet extrait un sens tragique. Mais on doit aussi le trouver comique. Kafka est là, qui ne fait rien, dans un appartement de Prague, présent sans l’être, au milieu d’une famille qui, dans la Métamorphose, le prive de toute intimité et ne sait pas reconnaître son humanité derrière une carapace soudainement héritée de la nuit. Cette famille dont l’être qui lui est le plus cher – sa propre sœur – finit par le tuer. L’absurdité des circonstances, la vacuité de la soirée familiale, et son incapacité à s’impliquer en elles, évoquent en Kafka le malheur mais ne l’y plongent point. Vainement, il cherche à saisir ce malheur ou même à en cerner les contours. Est-il trop vaste ? Trop profond ?
Peut-être n’est-il tout simplement pas si malheureux… Kafka euphémise, transcende son mal-être et sa maladie par des inventions littéraires incroyables d’ambiguïté, tragiques et drôles à la fois. La pudeur d’un mal-être dont le sérieux mérite d’être tourné en dérision. A 40 ans, il sera déjà mort. Tiraillé, comme tout homme, entre le quotidien du monde – Alltag –, l’ennui et l’indolence qu’il suscite, et un idéal – Weltauf – qui pour lui est écrire, Kafka n’évoque toutefois pas une intolérable souffrance intérieure mais se contente de tourner son ennui en ridicule :
« Je m’ennuie tellement ce soir que je suis allé trois fois de suite dans la salle de bains me laver les mains ».
Rien de surjoué dans l’expression du tourment. Tourment quasi palpable, ressenti, mais imagé au point de ne pas interdire de rire d’un homme en déformation animée :
« sensation d’avoir au milieu du corps une pelote qui s’enroule très vite,
tirant à elle un nombre infini de fils fixés à la surface de mon corps »…
Tout le génie de Kafka est là : le tourment exprimé avec pudeur. Avec art.
Tel Don Quichotte par ses exploits chevaleresques, Kafka essaie d’approcher son idéal inexprimable, insaisissable, par l’écriture – « ne pas se déclarer perdu ! ». Don Quichotte rêve ses actes anachroniques connus, reconnus, passant à la postérité, ce que le génie de Cervantès a permis comme nul autre en donnant presque vie réelle au fruit de son imagination. Et même, dans le second livre, une mise en abyme donnant vie au premier livre déjà publié ! Avec le même esprit comique, jovial, Kafka souhaite au contraire son tourment méconnu. Ne se prenant pas au sérieux, il n’a pas su prendre ce qu’il écrivait au sérieux. Il exige de son ami et dépositaire Max Brod qu’il détruise presque tout. Sans doute parce qu’elles ne sont qu’une tentative de prise de conscience du malheur, qu’un reflet imparfait du tourment :
« Les conversations ôtent à tout ce que je pense le poids, le sérieux, la vérité »…
Le ressenti est inexprimable avec justesse. Même par soi-même. Qu’il nous pardonne donc d’en parler.
La philosophie est, selon Paul Valéry, « recherche du sens absolu, isolé des mots ». Elle impressionne et peut illusionner sur la supposée profondeur des mots. Bonheur est de ces mots atemporels, abstraits, totalitaires, qui laissent entendre qu’il pourrait exister ou se définir en dehors de l’homme. L’adjectif heureux, au contraire, est de ces mots indissociables de l’homme, de l’être vivant, du ressenti, de l’instant, du moment. Il impressionne par sa modestie. Il suscite le sourire avec empathie. A ses côtés, le mot littéraire et prétentieux fait rire par sa naïveté. Qu’est-ce que le bonheur ? Un absolu pédant. Qu’est-ce qu’être heureux ? Une sensation fugitive. De temps à autre, nous cherchons à prendre conscience du bonheur mais seule la tentative de prise de conscience du malheur à laquelle s’essayait Kafka nous en approche. C’est à peine si nous y parvenons. Tel le papillon de Hawthorne, les moments heureux viennent parfois se poser furtivement sur notre épaule :
« Comme la grenadine à l’eau de Seltz vous monte facilement au nez quand on rit ».
(Franz Kafka, Journal, Paris, 1911, dans un bar devant l’opéra comique).
Il faut imaginer que, parfois, souvent, Kafka était heureux.