La première scène du film « The Graduate » débute par une longue scène qui ferait aujourd’hui pâlir la plupart des producteurs : Benjamin Braddock, fraîchement diplômé d’une des meilleures universités américaines, est absolument inactif et semble peu enthousiaste sur un tapis roulant d’aéroport. Pas très catchy, pas très Insta, pas très tiktok…
Ce n’est pas le cas du titre de l’essai de Laurent Alexandre et Olivier Babeau – « Ne faites plus d’études » – savamment choisi par leur éditeur pour faire vendre. Qui s’arrête au titre sourit ou se révolte, est sujet à l’émotion. Comme pour Madame Bovary, c’est au sous-titre qu’il faut prêter attention. Pour Flaubert c’était « Mœurs de Province », pour Alexandre et Babeau c’est « apprendre à l’heure de l’IA ».
Allons-nous devenir des assistés de tout ? De l’électricité pour pédaler, de l’IA pour étudier ?
La France est ce pays où il semble que LA technique doive forcément être dangereuse, ou formidâââble, qu’elle doive forcément TOUT changer. C’est pourtant simple et on le sait depuis toujours : toute révolution technologique change – formidablement – les choses dans certaines activités, dangereusement dans d’autres, si on n’y prend garde.
Les Français adorent les grandes abstractions – Liberté, Égalité, Fraternité – et les approches globalisantes héritées de Durkheim – l’individu est l’œuvre plus que l’auteur de la Société – et de Bourdieu – l’École reproduit les inégalités d’un capital culturel hérité. Ainsi y a-t-il dans la plupart des essais portant sur l’éducation, l’école, les études supérieures… deux grands oubliés, deux choses bien concrètes : les cours et ceux qui les font.
Nous sommes tous allés à l’école et nous en souvenons : certains professeurs peinaient à enseigner ou feignaient de le faire (sauf le jour de la visite de l’inspecteur), d’autres étaient merveilleux (ceux-là parfois étrangement moins d’ailleurs en présence de l’inspecteur…), prenaient leur travail au sérieux et participaient mieux que quiconque à réduire les inégalités des chances, du primaire au supérieur.
Récemment, un jeune économiste entré premier au concours à HEC m’a avoué n’avoir jamais eu – dans sa pourtant très bonne classe préparatoire – de vrai cours sur la construction européenne. Il faut croire que l’Europe ne devait pas « tomber » l’année de son concours… ou que le professeur – pourtant rémunéré pour cela, c’est au programme… – ne jugeait pas de son devoir (il ne la portait apparemment pas dans son cœur) de l’enseigner aux futurs citoyens.
Certains ne font plus que préparer à la réussite à un concours plutôt que d’instruire, au sens de ce que « public » voulait dire : non bien d’État mais bien commun… Certains préparationnaires sont assistés aux dissertations toutes faites, dopés aux « exos » de maths hautement probables, ils ont ingurgité des procédés, des moyens de « faire genre », appris par cœur ce qui restera à jamais incompris. Cela, avec l’IA, ou grâce à l’IA, se fera sans doute mieux. Les fossoyeurs seront les fossoyés.
Une étudiante de Grande École m’a dit un jour : « l’appel, ça a été inventé pour protéger les mauvais profs »… Dans le supérieur, ce n’est pas faux. On trouve à l’Université des professeurs impliqués, inspirants, et d’autres, chercheurs peut-être formidables, feraient mieux de ne pas enseigner, tant cela leur importe peu. Un ancien étudiant devenu professeur me racontait un jour comment ses collègues – of Princeton please – se moquaient du temps qu’il consacrait à la préparation des cours qu’il était fier de dispenser. À quoi bon lui disait-on puisque sa carrière allait dépendre d’articles – on dit « papiers » dans le jargon, triste métonymie – qu’il allait publier, sûrement pas de la qualité de ses cours…
Nous le savons tous mais n’osons le dire dans le pays qui a supprimé les corporations mais, comme nul autre peut-être , a fait survivre le corporatisme : il y a des cours où l’on perd son temps, où slides et powerpoint sont commentés comme si on ne savait lire, d’autres que rien ne nous ferait manquer. Qu’aucune IA ne nous fera jamais manquer. Parce qu’on y apprend mieux, qu’on y comprend plus vite, qu’on s’interroge davantage, qu’on peut en sortir grandi d’une capacité à développer une pensée personnelle, singulière. Et, ce qui est loin d’être négligeable, qu’on y est heureux.
Prenons garde, pour former les diplômés de demain, au sérieux des concours (nous y reviendrons bientôt à la lecture surprenante de copies…), à ce que l’éducation – la classe préparatoire en particulier – ne devienne un élevage d’oies pour Noël. J’aime le foie gras. Une fois par an. Mais un vol d’oies sauvages est plus responsable. Et autrement plus beau.
L’injonction du titre de l’essai de Laurent Alexandre et d’Olivier Babeau importe moins que la mise en garde de son sous-titre. Prenons garde à ce que nous devons apprendre. Laurent Alexandre s’est un jour extasié sur un plateau télé de la qualité de la réponse de l’IA à la question de savoir « ce que penserait Napoléon de la construction européenne ». À question aussi idiote, une réponse même savamment écrite, reste idiote. Ignorante du sens du mot Histoire (je n’ai pas dit du sens de l’histoire). Pédagogiquement catastrophique. Quand on apprend aux étudiants à apprendre comme des machines, il ne faut pas s’étonner d’être remplacé par une machine.


