Vérité du prix et équité sociale

Poutine et la Russie ne semblant pas vouloir renoncer, ni Zelensky et l’Ukraine prêts à céder d’ici l’hiver, les craintes relatives à un regain d’inflation questionnent l’opportunité de nouvelles immixtions de l’État dans les prix de marché au moyen de boucliers tarifaires.

À plus long terme, il n’est pas impossible que nous soyons à l’aube d’un « choc électrique » : RTE, le réseau de haute tension annonçait récemment que la consommation annuelle d’électricité pourrait augmenter en France entre 25 et 40% d’ici 2035. Deux facteurs jouent en ce sens :

  • le contexte de « réindustrialisation » voire de « souveraineté industrielle » (expression à la fois péremptoire et imprécise) et les aides publiques aux industries comme la sidérurgie, la chimie, la cimenterie, les engrais, les conduisent à des investissements de décarbonation impliquant un recours massif à l’électricité
  • les objectifs climatiques – fit for 55– de réduction des émissions de CO2 des pays européens de 55 % par rapport à 1990. Ainsi la hausse de la consommation donc de la production d’énergies renouvelables devrait-elle doubler en France d’ici 2035.

 

En octobre 2022, Élia Boulange – étudiante à HEC et responsable du mentorat de WeiD – et moi-même étions conviés à une conférence de Jean Tirole, organisée par les Presses universitaires de France et le magazine L’Express. À cette occasion, le prix Nobel d’économie 2014 évoquait les boucliers tarifaires mis en place par l’État, et soulevait la question de la « vérité du prix ». Retour sur cette expression utilisée par l’économiste français, prix Nobel d’économie 2014.

Valeur et prix

Les questionnements relatifs à la différence entre valeur et prix est centrale – séminale même – pour la science économique. Valeur travail, valeur d’échange, valeur d’usage… occupent des milliers de pages que, pour la circonstance, il faut simplifier : un prix est l’objectivation, en un instant donné, d’une valeur qui est toujours subjective.

Dans une économie de marché, la valeur d’un bien est certes dépendante de ce qu’il en coûte de le produire, mais en dernier ressort, c’est l’utilité retirée de l’usage d’un bien[1] par celles et ceux qui l’acquièrent qui « décide ». On peut le regretter mais c’est ainsi : un bien qui aurait supposé du travail mais, car personne ne le désirerait, resterait invendu, peut être dit sans valeur. Il ne s’agit pas ici de juger cela naturel, ni d’en juger le caractère moral ou non : c’est ce qui est au fondement même des économies dites de marché [2]. Une valeur est toujours intersubjective, ou « sociale ». Elle fait société. Personne ne doit pouvoir imposer à autrui la valeur qu’il estime lui-même de son propre travail ou de ce qu’il vend. Ce serait trop facile…

Les coûts de production en travail, en capital, en matières premières déterminent un « prix demandé » ou espéré par celui qui produit et offre, l’utilité détermine un « prix offert » ou espéré par celui qui consomme et demande. Comme en économie de marché, rien ne contraint en général à consommer un bien ou un service, que tout est supposé relever d’un choix et que des biens peuvent se substituer à d’autres, l’utilité, donc la subjectivité, domine.

Mais si certains biens peuvent être consommés, d’autres doivent l’être. Cela fait une grande différence. Le blé, aujourd’hui comme hier, l’électricité, le gaz… ne sont pas seulement désirés. Ils satisfont des besoins. Par conséquent, tout se passe comme si un rapport de forces s’instituait, favorable aux producteurs. Comme si les conditions de production et le degré de concurrence entre les producteurs de ces biens n’en prenaient que plus d’importance.

[1] De la dernière unité pour être exact.

[2] Malheureusement pour les uns, heureusement pour les autres.

La loi du marché

Quand on incrimine la « loi du marché » pour se plaindre d’un prix trop élevé, c’est en fait la réalité des coûts de production – « vérité du prix » – qu’on incrimine. Ou alors le fait que, pour un individu particulier, un prix dépend toujours de la demande des « autres », qui lui font concurrence. Incriminer la loi du marché, le capitalisme… c’est détourner son mécontentement sur une abstraction : l’enfer, ce n’est pas le marché, ce sont les autres… qui, désirant la même chose, en font monter le prix.

Certains rétorqueront que le prix incorpore les marges des offreurs. Vrai. Mais s’ils réussissent à imposer leur « marge » au-dessus du coût de production, c’est bien que des demandeurs les ont « validées » en acceptant de les payer. Au grand dam de celui des consommateurs qui trouvera le bien « trop cher » et s’en détournera.

C’est la raison pour laquelle la grande majorité des économistes défendent la concurrence : pour limiter la dure loi, non du marché mais « du plus offrant » profitant au producteur d’un bien mais pouvant rationner des consommateurs moins fortunés.

Biens indispensables, prix volatils

Le le blé, l’électricité, le gaz… ne sont pas seulement désirés. Ils satisfont des besoins. Ce sont aussi des biens dont l’élasticité de la demande au prix est faible. La quantité consommée varie peu, en tout cas beaucoup moins que proportionnellement aux variations de prix : nous ne consommons pas beaucoup plus d’électricité ou de gaz au prétexte qu’ils seraient moins chers. Mais nous sommes contraints d’en consommer autant ou presque lorsque leurs prix augmentent.

Les matières premières – biens agricoles, matières à l’état brut (bois, sel, sucre, eau…), minerais (charbon, uranium, lithium…) – sont ainsi caractérisées par une forte volatilité des prix. Quatre raisons peuvent l’expliquer

Premièrement, l’offre est fonction de déterminants exogènes, comme l’instabilité du climat – bonnes récoltes alternent avec des moins bonnes – ou pour des minerais, le fait de pouvoir en « trouver » alors qu’on n’en cherche pas ; ou qu’on n’en trouve pas alors qu’on en cherche.

Deuxièmement, un décalage temporel est possible entre la détermination du prix et celle du volume de production : les producteurs peuvent se fonder sur le prix de vente observé au cours du marché « précédent »[1], autrement dit sur des prix passés pour déterminer leur volume de production présent : si, au terme du marché « d’hier », les producteurs ont bénéficié de prix supérieurs à leurs attentes, ils peuvent, si les conditions naturelles le leur permettent, augmenter leur production pour le marché de demain. Mais, s’ils sont nombreux à le faire, l’offre sera alors, à demande inchangée, telle que le prix risque de chuter dans des proportions importantes. Pour la période suivante, les producteurs seraient donc conduits à « trop » réduire leur volume de production par rapport à la demande et le prix augmentera… Et ainsi de suite. L’offre est ainsi particulièrement irrégulière, les prix particulièrement volatils.

Troisièmement, dans le cas d’un prix jugé trop faible, chaque producteur peut être tenté d’augmenter sa production pour maintenir constant son chiffre d’affaires. Comportement individuel rationnel mais pouvant conduire à un résultat collectif tout à fait néfaste, car si chaque producteur l’adopte, la surproduction et la baisse de prix n’en seront que plus importantes encore. C’est un processus central pour comprendre – et éviter, comme le AAA américain aux États-Unis en 1933 – une déflation.

Quatrièmement, les trois premières raisons étant connues, des comportements de spéculation peuvent accentuer encore ces fluctuations : comme les conditions sont réunies pour que les prix soient volatils, ces marchés sont fortement empreints de spéculation, c’est-à-dire de comportements d’achats/ventes, indépendamment de l’usage des biens, dans l’espoir de réaliser des gains.

[1] Certains marchés sont discontinus, celui du dimanche de nos quartiers comme certains marchés de biens agricoles notamment.

De Turgot à la Bastille

La volatilité des prix des biens de ce type est un très vieux problème. La libéralisation du commerce de grains en France, essentielle pour avoir contribué à la création d’un marché national n’a pas été initiée par Turgot – contrairement à ce qui est souvent dit – mais par Choiseul en 1763 jusqu’à sa disgrâce en 1770. Sous influence de la doctrine physiocrate, d’obédience libérale, Turgot libéralise à nouveau en 1774, évitant ainsi à l’État – précisément à la Police Royale – d’avoir à intervenir sur le marché et le prix du pain : jusque-là, en cas de disette et récoltes très inégales entre les territoires, la Police Royale prélevait un surplus sur certaines régions qu’elle redistribuait en d’autres endroits du territoire, afin de limiter les inégalités, les fluctuations de prix trop importantes mais aussi la spéculation de ceux qu’on appelait alors les « accapareurs ». La libéralisation du commerce de grains opérée par Turgot « libère » aussi ces comportements spéculatifs, souvent à l’origine de jacqueries (révoltes paysannes). Elle est ainsi abrogée dès 1776 – Turgot est alors « remercié » (i.e. « viré ») – à la suite de mauvaises récoltes. La libéralisation intervient cependant à nouveau en 1787. De mauvaises récoltes surviennent à nouveau en 1788, conduisant à un arrêt du Conseil d’État pour interdire en septembre l’exportation de grain, suivi d’un autre pour subventionner l’importation de blé américain en novembre.

Ces fluctuations de prix et ces incessants changements institutionnels ne sont pas étrangers aux événements qui vont suivre. La Bastille fut prise le 14 juillet 1789, mais des greniers à blé l’ont été dans les jours qui précèdent.  Le symbole économique précédait le symbole politique.

Ces épisodes sont éclairants sur le rôle d’un État face à la question des prix des biens essentiels.

Régulation des prix, légitimité du pouvoir

La maîtrise d’un territoire et le maintien d’un pouvoir sur ce territoire dépendent souvent d’une capacité à réguler, ce qui revient à socialiser :

  • réguler conjoncturellement c’est-à-dire dans le temps, au sens de rendre régulier,
  • réguler territorialement, c’est-à-dire mutualiser, au sens de lisser les différences entre parties de ce territoire pour pouvoir conserver vis-à-vis d’elles une légitimité.

Réguler conjoncturellement d’abord. L’histoire dynastique de la Chine, jalonnée des changements politiques induits par les attentes insatisfaites des populations quant à l’efficacité du pouvoir réguler les cours d’eau[1] en est un symbole : une des fonctions du pouvoir est « lisser » les fluctuations de production et de commercialisation des denrées essentielles afin de prévenir les famines. Aujourd’hui, la mise en place de « boucliers tarifaires » pour limiter l’augmentation du prix de certains biens, essentiel ou « de première nécessité », obéit à une même logique pour l’État : prendre à sa charge une partie de l’augmentation du prix afin d’éviter une instabilité sociale qui risquerait de lui être préjudiciable.

Réguler territorialement ensuite. Lorsque le prix d’un timbre-poste est le même pour envoyer une carte postale dans le village voisin ou à l’autre bout de la France, lorsqu’un kwh d’électricité parvient dans un hameau isolé de haute montagne au même prix qu’au voisinage d’une centrale hydraulique, thermique ou nucléaire…, certains paient plus cher un service qu’ils ne le devraient, d’autres moins. En économie, on dit que cela contrevient au principe du coût marginal. Le principe du prix unique à l’échelle d’un territoire s’explique car l’État contrevient au libre jeu du marché et la « vérité du prix », privilégie la cohésion territoriale et « l’aménagement du territoire », et soigne au passage sa légitimité politique sur des régions.

[1] Karl Wittfogel, notamment, alertait sur ce point dans Le despotisme oriental dès 1945.

Le pouvoir d’achat

L’inflation est restée limitée autour de 5-6% en France jusqu’à aujourd’hui. Quant au pouvoir d’achat (cf. article suivant) par habitant, il a finalement été, en moyenne, quasiment stable en 2022 (– 0,1%). Il ne l’a été que par des mesures dont certaines contrevenant à la « vérité des prix » qu’évoquait Jean Tirole : les boucliers tarifaires concernant l’électricité et le gaz. La nature de ces biens mais aussi le fait que les hausses de leur prix affectent davantage les ménages les plus pauvres en proportion de leur revenu l’explique.

Cette quasi-stabilité du pouvoir d’achat, en moyenne, en 2022 et 2023 peut, pour plusieurs motifs, ne pas correspondre à la perception qu’en ont les ménages. Premièrement parce que les achats dont les prix sont en forte hausse (énergie et alimentation), même s’ils ne représentent qu’un quart de la consommation totale, sont contraints, les plus fréquents, donc les plus ressentis. Deuxièmement parce que les habitants des zones rurales ou les plus âgés subissent davantage les hausses de prix de l’énergie, les ménages à faibles revenus celles des prix de l’alimentation.

En faisant le choix de boucliers tarifaires, l’État, français en particulier, a choisi : le social et le politique ont primé sur l’économique. Mais à quel prix ? Le diable qui se cache derrière la hausse des prix contemporaine, ce n’est pas le marché, ce ne sont pas tant des entreprises profiteuses de l‘inflation, même s’il en existe : c’est Poutine et juste avant lui le/la Covid. Deux réalités. Quel est le prix du « mensonge » ?

Le prix du mensonge

Pour simplifier, avec des boucliers tarifaires, un État est conduit à assumer les pertes induites pour les entreprises qui distribuent des biens à des prix devenus trop faibles pour couvrir les coûts de production. S’il finance ces pertes en s’endettant, un État procède ainsi à un arbitrage intertemporel, permettant un moindre prix présent au prix d’un surcoût probable pour les consommateurs par des impôts futurs.

Peut-être socialement justifiable à court terme, puisqu’elle protège les ménages les plus pauvres dont le poste de dépense électricité-gaz est plus important dans le revenu ou budget, il reste qu’économiquement, ce type de mesure peut réduire la richesse intertemporelle[1] : il maintient le niveau de consommation d’autres biens donc la demande mais risque de la réduire dans le futur d’autant plus que l’inflation exercerait une pression à la hausse sur le taux d’intérêt et que l’État devra rembourser une dette alourdie par la charge d’intérêt.

Certains diront qu’il suffira d’annuler cette dette… Comme celle induite par la pandémie et les confinements ? Quelle dette est-il justifiable d’annuler et quelle autre ne le serait pas ? Qui décide démocratiquement d’annuler quelle dette ? Et dès lors que tous les pays européens n’ont pas pratiqué les boucliers tarifaires ou pas au même degré de protection pour les consommateurs, serait-ce équitable ? Comment s’entendre ? Pas si simple…

En économie, toute évolution de prix est à la fois information ou signal, manifestation d’un problème – la guerre en Ukraine – ET incitation. Dans le cas d’une hausse : signal de raréfaction, incitation à modération. Refuser une vérité du prix, c’est aussi renoncer à l’incitation qu’il constitue.

[1] Tel n’est pas le cas d’une dépense d’investissement qui peut conduire à un élever la croissance et le revenu national futurs.

Le prix : un signal de rareté, une incitation à protéger

En 1972, dans Is Growth Obsolete ?, William Nordhaus et James Tobin répondaient aux inquiétudes exprimées quant à la raréfaction des ressources et notamment des matières premières dans le rapport Meadows, intitulé The limits of Growth : les ressources pouvaient selon eux être protégées d’une « tragédie » et d’une raréfaction par la hausse de leur prix. Celle-ci serait essentielle pour inciter à les « économiser », c’est-à-dire à moins les consommer. Ils soulignaient cependant qu’il n’en allait pas de même pour des biens communs.

L’air et l’eau ont longtemps été des ressources sans prix. Leur raréfaction devrait conduire à ce qu’ils deviennent coûteux car un prix est à la fois un signal (de rareté) et une incitation (à veiller à utiliser rationnellement la ressource). Évidemment, le fait que des biens naturels et d’usage essentiel puissent ne pas être gratuits heurte les esprits. Mais c’est leur usage irrationnel ou plus exactement un usage indifférent à leur raréfaction qui devrait l’être !

À la différence des ressources précédentes, il est difficile de leur trouver des substituts : grâce aux innovations, on a pu substituer le charbon de terre au bois, l’acier au fer, l’uranium au pétrole, compter sur le vent, le soleil, l’hydrogène ou la force des vagues, … pour beaucoup d’usages, on peut imaginer se passer de sel, de poivre ou de sucre. Mais il sera difficile de se passer d’air et d’eau pas trop pollués. La thèse de la soutenabilité faible – selon laquelle il serait possible de compter sur une substitution d’une ressource à une autre – et celle de la soutenabilité forte – selon laquelle il faut impérativement économiser une ressource et veiller à sa soutenabilité – varient donc selon la nature des biens considérés.

Le prix du réchauffement

Rien n’est gratuit : un bien public proposé gratuitement implique, de manière implicite, une mutualisation ou socialisation du coût de sa production sur l’ensemble d’une population[1] qui n’utilise pas forcément le bien considéré : une route pour un aveugle, un aéroport pour quelqu’un que l’avion effraie, un musée des armées pour un pacifiste, une école pour un célibataire endurci… Rien n’est gratuit ni parfaitement équitable.

Il en va de même d’un prix : un « prix du carbone » peut soulever un problème d’équité sociale et se voir contesté, au même titre qu’une limitation de la vitesse ou une taxe supplémentaire sur des carburants par des résidents de la campagne. Il peut cependant paraître aujourd’hui indispensable, et devoir s’élever dans le temps pour protéger une ressource fondamentale – comme le défendent Jean Tirole, Christian Gollier, la Commission Quinet (2019) depuis la réflexion menée par Hotelling dans The Economics of Exhaustible Resources en 1931.

Fondée sur le même principe que la TVA, une « Taxe au Carbone Ajouté » (TCA), qui distinguerait les émissions pour chaque type de bien et chaque consommateur, obéirait à la fois à la nécessité environnementale de limitation d’un réchauffement déjà irréversible, qui risque d’affecter davantage les plus pauvres de cette planète. Elle peut donc apparaître nécessaire en tant que signal et incitation, et moyen équitable de faire dépendre le coût supporté par chacun de ses propres émissions. Mais comme la TVA, un tel surcoût risque d’affecter davantage les plus pauvres en proportion de leur revenu et suppose d’imaginer des mécanismes de compensation.

Pas simple d’accepter la vérité du prix… Mais n’est-ce pas accepter la vérité d’une guerre et d’une pandémie ? Sera-t-il simple d’accepter la vérité du réchauffement ?

Obéir aux signaux informationnels, compter sur des incitations, assumer des compensations. Voilà bien des enseignements essentiels de la science économique. Et des enjeux fondamentaux pour la politique économique.

[1] Ou presque puisque les très bas revenus peuvent être exonérés d’impôt.

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