Désir, amour, beauté : de la bonne utilisation de Platon en dissertation

La place extraordinaire et étrange accordée par Platon à l’amour non seulement dans sa doctrine mais surtout dans sa théorie de l’éducation et de la didactique donne aux deux œuvres que sont Le Banquet et Phèdre, à condition de bien les comprendre, la possibilité d’être de ces références mobilisables dans de multiples thèmes de dissertation de culture générale.

Platon voit dans l’amour érotique une des caractéristiques fondamentales non seulement de la vie amoureuse, mais de la vie intellectuelle et philosophique ; nous ne parlerons donc pas ici de l’Agapè (amour qui est don de soi, sans exigence de réciprocité), ni de la Philia (dont le concept est large chez les Grecs, puisqu’il recouvre toutes les formes de l’amitié).

Quand, chez l’ensemble des penseurs depuis Homère, la relation à autrui de très loin la plus favorisée est l’amitié, en tant que vertu civique et privée, qui rend la relation aux autres féconde, la caractéristique de la pensée platonicienne est de jeter le soupçon sur l’amitié, qui, favorisant les plaisirs en commun, aménage de fait le séjour au fond de la caverne (allégorie de l’ignorance ou de l’opinion commune), dans laquelle on est plus confortablement installé.       

Dans le cadre de la recherche de la vérité, l’amitié est alors un obstacle nous confortant dans l’illusion apaisante, là où l’amour érotique nous arrache à nous même.

Rappelons d’abord rapidement le contenu des deux œuvres :

Le Banquet décrit la situation suivante : un aristocrate athénien ayant invité des amis dans sa maison, les convives décident de faire une compétition ayant pour objet le plus beau discours sur l’amour. Quand vient le tour de Socrate, il livre un récit d’un banquet immense où parmi les dieux invités, Poros (dieu des solutions de fortune) se rend dans le jardin de l’Empyrée pour se reposer ; Pénia (déesse de la pauvreté) n’ayant pas été conviée s’unit à lui pendant son sommeil. Éros, fruit de cette union, hérite de sa mère le manque, la souffrance, l’attente et le désir et de son père une extraordinaire capacité à saisir toutes les occasions. Comme l’amour est à la fois manque et disponibilité, il y a dans la relation amoureuse comme une suspension de l’autonomie individuelle, ce qui peut pousser à la considérer comme aliénante.

Le Phèdre est un dialogue écrit postérieurement au Banquet : Socrate, se rendant au bord de la rivière Ilissos, rencontre en chemin Phèdre, un aristocrate sortant d’un cours chez Lysias le logographe. Le discours de Lysias, bien dit, est censé séduire infailliblement et conquérir le cœur de celui à qui on le lit. Le discours commence ainsi : « parce que je ne t’aime pas et que je vais te dresser l’inventaire de tous les désastres causés par l’amour, alors au terme de ce réquisitoire, il ne te restera plus qu’à te donner à moi ». Socrate, après avoir refusé de faire le même genre de discours, qui consiste selon lui à tourner en dérision un dieu (Éros), développe son célèbre éloge de la folie (amoureuse).

Dans ce discours, Socrate raconte que les âmes, à l’origine, s’abîmaient dans la contemplation de toutes les vérités les plus belles. Cependant, ces âmes ont chu et sont depuis en prison dans des corps ; pour autant, certaines ont gardé le souvenir de cette vie et ont ainsi le naturel philosophique là où d’autres ont oublié. Socrate explique ensuite que quatre types de folies se distinguent des folies ordinaires et ont la caractéristique de laisser transpercer quelque chose, comme un écho de leur situation originelle : la folie religieuse, la folie poétique, la folie prophétique et la folie amoureuse.

 

Éléments de réflexion sur ces œuvres souvent mal utilisées en dissertation

L’écueil, dans l’utilisation de ces deux œuvres, vient souvent du fait que l’étudiant se contente de rappeler leur contenu et de l’adosser à l’argument développé dans le corps de la dissertation, sans véritablement se laisser pénétrer par leur enseignement afin que l’œuvre soit à la fois exemple, argument et même dépassement de celui-ci.

Ainsi, plutôt que de rester en surface en expliquant qu’Éros est le fils de la déesse du manque (Le Banquet), on dira plutôt que de ce qu’Éros soit manque, il s’ensuit qu’il se manifeste toujours sous la forme d’un trouble dans la rencontre entre un érastes (aimant) et un éroménos (aimé). Cette expérience est vécue comme celle d’une béance intérieure que seul l’autre est susceptible de combler, en tout cas, telle est la conviction de l’homme ordinaire, tandis que pour « celui qui a été initié » (Phèdre), ce qu’il pressent dans le rapport qu’il entretient avec l’autre, c’est l’écho dans le monde sensible de ce qui lui fait défaut, de cette contemplation qu’il connut dans un autre temps, dans le temps primordial des origines.

C’est cette béance, ce vide intérieur que révèle l’élan amoureux, et qui se traduit par une aspiration irrésistible vers l’accès au monde supérieur avec l’être aimé. Éros donne son orientation à notre vie intérieure et nous entraîne vers la vérité sous la forme du désir le plus exigeant : c’est le passage du beau sensible à la beauté́ absolue comme manifestation visible du Souverain Bien.

La conception platonicienne de l’amour s’appuie fermement sur la notion de participation du monde intelligible au monde sensible. Pour Platon, la caractéristique de ce monde intelligible est qu’il s’ordonne autour de l’idée suprême de bien et de vérité, comme propriété de tout ce qui réside dans ce monde. Or, l’autre caractère de ce monde sur lequel Socrate met l’accent est sa beauté, qui ne s’adresse qu’à la vue, mais qui constitue pour toutes les âmes quelque chose qui est susceptible d’éveiller en elle le souvenir de leur séjour premier, de ce qu’elles pouvaient contempler quand elles n’étaient pas enfermées dans des corps.

De ce séjour, toutes les âmes ont conservé leur sensibilité à la beauté, mais celles qui ont conservé le souvenir savent que cette beauté renvoie à autre chose qu’elle, car la beauté n’est qu’un attribut. La beauté est l’intermédiaire, l’épiphanie du bien : contemplant la vérité en face nous serions ivres d’amour, nous pouvons donc uniquement voir sa manifestation visible, la beauté. Voilà pourquoi l’expérience de l’amour est singulière, nous y expérimentons le trouble de la beauté qui se donne à nous à travers l’être que l’on trouve beau. Alors, pour peu que l’on ait le naturel philosophique, nous procédons à un mouvement ascensionnel qui nous porte à partir de l’expérience immédiate de la relation amoureuse vers la contemplation du bien.

Cependant, l’objectivité du beau chez Platon est tributaire du fait que n’est beau que ce qui est manifestation de l’intelligible vérité ; le beau a un caractère absolu et c’est pour cela que l’on trouve chez Platon les fondements de la théorie classique de la beauté, selon laquelle on peut chercher dans les choses belles ce qui fait qu’elles sont belles (à l’image du nombre d’or).

Pourtant, Platon et toute pensée qui, sciemment ou secrètement, se recommande de lui ruine l’empire souverain de la beauté sensible. La pensée platonicienne a quelque chose de paradoxal, puisqu’elle recommande de consentir au sensible de la beauté qui s’offre mais invite à ne jamais se laisser captiver, voire capturer, par le beau sensible — épiphanie (manifestation sensible) de l’idée du Bien, le Bien suprême. Il faut même l’abandonner pour aller plus loin, ne faire que passer par la beauté, puisque se fixer sur une beauté particulière, quelle qu’elle soit, est renoncement au voyage par-delà les corps et au-delà des figures vers la suprême réalité, l’existence absolue.

Tel est le sens de l’enseignement que Socrate dit, dans Le Banquet, avoir reçu de cette prêtresse qu’était Diotime :

« La vraie voie de l’amour, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue ».

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