Le 27 septembre 2023, la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale auditionnait Pascal Boniface, directeur de l’institut de relations internationales (IRIS), Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Cette commission, une des huit commissions permanentes que comporte l’Assemblée nationale, a pour rôle d’informer l’Assemblée pour lui permettre d’exercer son rôle de contrôle de l’action du Gouvernement. En ce sens, les compétences de la commission de la Défense nationale et des forces armées incluent la réflexion autour des questions stratégiques et induisent ainsi l’audition de spécialistes afin d’avoir une vision exhaustive des enjeux clés.
Pendant longtemps, la réflexion stratégique française s’est passée de la réflexion des think tank – la revue nationale stratégique de 2022 avait notamment été élaborée sans leur association – en tout cas des think tank français, contraignant les ministères à acquérir des études du German Marshall Fund of the United States ou de l’Atlantic Council.
Le bouleversement induit par la guerre en Ukraine modifie cependant largement la conception que les Européens, et les Français en particulier, pouvaient se faire de la guerre. Il induit un plus grand recours aux interviews d’experts en relations internationales pour donner leur avis sur les projets de loi, comme celle de programmation militaire dès mars 2023. L’exercice de ces auditions, dont nous proposons un compte-rendu, permet de voir apparaître de façon saillante les enjeux majeurs des menaces et défis auxquels la France va devoir faire face dans les années voire mois à venir – et dans une optique plus scolaire de distinguer les grandes orientations stratégiques mondiales à garder à l’esprit lors de l’exercice dissertatif.
Trois tendances majeures se dessinent
De l’intervention conjointe de Pascal Boniface, Thomas Gomart et Bruno Tertrais peuvent être retenus trois tendances stratégiques incontournables et qui entretiennent des liens étroits :
- la hausse historique de l’importance de l’armement,
- l’état des relations entre l’Union européenne et la Russie dans le cadre du conflit russo-ukrainien,
- la remise en cause d’un Occident incluant évidemment l’Union européenne donc la France par une grande partie du reste du monde.
Le réarmement
En ce qui concerne l’armement, un chiffre évoqué par le directeur de l’IFRI, celui de 2 240 milliards de dollars, correspond au montant de dépense militaire 2022, soit le double du montant dépensé en 2001. Bruno Tertrais développe en ce sens quatre tendances militaires, expliquant que l’on peut considérer être entrés depuis 2015 dans un 2ème cycle de réarmement qui concerne à la fois les puissances majeures et émergentes, cycle qui se caractérise par la prolifération de matériel à bas coût ayant cependant une efficacité déterminante, et par l’usage de technologie duale – qu’il résume sous la formule de « pouvoir égalisateur de l’octet ». Au contraire, il apparaît que les armes dites « de destruction massive » – incluant notamment les armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires semblent refluer à l’échelle du globe, les situations de la Corée du Nord et de l’Iran étant cependant des cas à part au sein de cette dynamique.
Il est tout à fait éclairant de constater un désaccord quant au sujet du nucléaire : si pour le FRS, la rhétorique débridée de la Russie ne saurait se convertir en une attaque, l’IFRI défend l’idée d’un retour à une « ambiance nucléaire », qui présente l’avantage de susciter l’inquiétude et donc l’intérêt de la part du monde restée relativement insensible à l’agression russe.
L’Ukraine, nouveau nœud gordien
En effet, la guerre en Ukraine est au cœur des interventions, puisque si tous rappellent que l’Union européenne, contrairement à la situation de 2014 après l’annexion de la Crimée, a réellement manifesté une unité dans le soutien de l’Ukraine, apparaissent deux tendances nettes.
Premièrement, la perspective d’un retour de Donald Trump au pouvoir serait de nature à remettre en cause l’engagement des Etats-Unis auprès de l’Ukraine et partant, génère des inquiétudes quant à la préparation de l’Union européenne à assumer seule, de façon autonome, ses décisions stratégiques. Il faut noter qu’un éventuel arrêt du soutien américain ne se ferait pas sans un temps d’adaptation, mais que cette hypothèse est, selon le FRS, encore trop hypothétique dans l’esprit des Européens, qui ne réalisent pas qu’un second mandat Trump serait sans commune mesure avec le premier.
Deuxièmement, une dégradation de la sympathie occidentale envers l’Ukraine, en particulier de la part des pays d’Europe centrale, qui s’emblématise dans les débats autour des exportations de céréales. L’évolution du discours de Volodymyr Zelensky prend en compte cette inflexion de trajectoire, puisque l’Ukraine pose maintenant comme objectifs de récupérer sa souveraineté territoriale, de se doter en armements et de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne. Pour autant, le soutien envers l’Ukraine reste largement affiché, notamment en France où Emmanuel Macron a récemment rappelé que « la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre parce qu’alors ce serait l’instabilité sur le sol européen, et parce qu’alors ce serait la fin de toute confiance dans les principes du droit international ».
La dimension agricole est à compter selon l’IFRI aux enjeux majeurs du conflit russo-ukrainien puisque Thomas Gomart rappelle à la Commission que les deux ensembles belligérants représentaient 30% des exportations de blé, et que la Russie n’hésite plus à instrumentaliser le thème de l’accaparement alimentaire, jusqu’à la famine. Cette dimension s’ajoute à celle, plus présente dans le débat public, de la rupture dans le lien énergétique qui unissait l’Union européenne et la Russie, et qui force actuellement l’Allemagne – et d’autres – à redéfinir son modèle économique. La rupture est évidemment aussi celle des relations diplomatiques, pour lesquelles le constat est unanime : l’IRIS rappelle qu’il ne peut y avoir de normalisation des relations entre le monde occidental et la Russie – de manière certaine tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir – voire à horizon d’une trentaine d’années.
West versus the rest
Ce dernier élément est à relier avec le discours anti-occidental de plus en plus prégnant parmi les émergents, et que Vladimir Poutine entretient. À ses buts de guerre incluant l’asservissement de l’Ukraine afin de recréer une « terre d’empire », l’IFRI ajoute une volonté d’abattre ce que le président russe appelle « l’Occident collectif ». L’IRIS emploie la formule de « west versus the rest » pour qualifier ce mouvement de rejet commun de l’Occident, finalement principal – voire unique – facteur d’unification de ce qu’on appelle couramment le « Sud global ». Dans le cas spécifique du conflit russo-ukrainien, les divergences d’appréciation entre l’Occident et ledit Sud sont patentes : l’un pose en préalable des négociations une restauration territoriale complète de l’Ukraine afin de ne pas voir Vladimir Poutine récompensé de ses manœuvres, l’autre appelle de ses vœux un cessez-le-feu rapide qui mettrait fin à des sanctions économiques – comme toujours imposées du Nord vers le Sud – dont les émergents pâtissent également (expliquant également leur volonté d’une dédollarisation croissante de l’économie, principal moyen d’échapper à l’extra-territorialité du droit américain en matière de sanctions).
L’attractivité des BRICS, avec pour preuve l’intégration récente de six nouveaux membres, emblématise les succès diplomatiques de la Chine et le rôle croissant des puissances dites moyennes (Inde, Israël, Arabie saoudite, Turquie ou encore Émirats) qui n’hésitent pas à exploiter les failles des deux camps dans la crise ukrainienne (à l’image de ce que peut faire l’Inde avec le pétrole), ou à s’émanciper de relations longtemps polarisées (à l’image de l’Arabie saoudite ayant, à rebours de sa doctrine habituelle depuis la signature du Pacte du Quincy, refusé d’accéder à la demande du président américain d’augmenter la production de pétrole).
L’IRIS distingue ainsi trois catégories de pays dans cette remise en question générale de la prééminence du monde occidental : ceux qui s’opposent frontalement comme l’Iran, la Corée du Nord ou la Russie, ceux qui cherchent véritablement à atteindre un équilibre entre leurs relations avec l’Occident et avec le reste du monde à l’image du Brésil ou de l’Inde – ce que l’on appelle parfois le « multi-alignement », et le cas spécifique de la Chine, qui souhaite maintenir ses liens avec les marchés occidentaux en sus de ses ambitions de suprématie mondiale.
Decoupling vs derisking
Dans ce contexte, cette audition a aussi été l’occasion de rappeler l’état de la rivalité sino-américaine, avec la formule maintenant bien connue du « découplage », reconnu comme étant impossible, un « dérisquage » s’envisageant davantage, tout en notant que ces deux économies, les premières mondiales, contournent maintenant ouvertement l’OMC.
Enfin, car l’objet de ces interventions est d’orienter les décisions à venir de la France, les think tank invités ont souligné les enseignements à tirer de cette situation : entre autres, réinventer la stratégie française à l’égard de l’Afrique dans un contexte de dégradation croissante des relations, repenser la coopération militaire au sein de l’OTAN en prenant en compte le « changement d’époque » allemand et, si la France souhaite une place dans le dispositif de première ligne de l’OTAN, prendre en compte les menaces que Bruno Tertrais qualifie « d’invisibles » : pillage de savoir-faire scientifique et désinformation à même de déstabiliser sérieusement la France et ses alliés.
En somme, des auditions éclairantes mais non rassurantes, comme le résume la formule conclusive de Thomas Gomart : « Nous sommes face à une accélération de la fracturation de l’ordre mondial qui nous est défavorable car la France est une puissance de statu quo. Nous devons nous préparer à des ajustements brutaux. »
En somme, des auditions éclairantes mais non rassurantes, comme le résume la formule conclusive de Thomas Gomart : « Nous sommes face à une accélération de la fracturation de l’ordre mondial qui nous est défavorable car la France est une puissance de statu quo. Nous devons nous préparer à des ajustements brutaux. »