En obtenant le prix de la Banque de Suède en 2019 avec Kramer, Duflo et Banerjee ont mis sur le devant de la scène des travaux conduisant – comme le titre de leur essai de 2011 le résumait – à « repenser la pauvreté ». Sa leçon inaugurale au collège de France est l’occasion de revenir sur le sens à donner à cette expression.
Repenser quoi ?
Sur la base d’une définition donnée en 1975 par le Conseil européen, peut être considérée comme pauvre toute personne dont les ressources sont si limitées qu’elles l’excluent d’un mode de vie minimum acceptable dans la société dans laquelle elle vit.
Elle peut être mesurée soit de manière :
- absolue sur la base de privations obligées de biens ou de services prédéfinis,
- relative sur la base d’un seuil relatif au revenu médian d’une population donnée,
- sociale; en considérant le travail comme le principal vecteur d’intégration sociale, il s’agit alors d’une personne souffrant d’un déficit en termes d’heures de travail relativement à celles qu’elle serait prête à assumer.
En ce qui concerne la pauvreté relative (la plus utilisée), deux seuils sont utilisés – 50% ou 60% du revenu médian de la société considérée – pour évaluer un taux de pauvreté. On peut ainsi estimer qu’en France environ 8,5% de la population est pauvre au seuil de 50% et 14% au seuil de 60% : peut ainsi être considérée comme pauvre toute personne dont le revenu ne dépasse pas 1000€ environ par mois.
Ceci est à distinguer de la pauvreté extrême qui est une notion davantage utilisée à une échelle internationale sur la base d’un revenu quotidien de 1$ ou 2$ par jour. Une des caractéristiques principales de la pauvreté extrême est l’absence de logement. A cette échelle internationale, depuis 2018, la Banque Mondiale a redéfini des seuils révélateurs de 3,2$ et de 5,5$ par jour : avec le premier, il apparaît qu’une personne sur quatre dans le monde est pauvre, une personne sur deux avec le second.
À l’échelle internationale, la pauvreté extrême s’est réduite au cours des dernières décennies : en 1980, une personne sur deux dans le monde vivait sous le seuil de pauvreté de 1$ par jour, une personne sur dix en dessous du seuil de 2$ par jour. 10 ans plus tard, 2 à 2,5 milliards d’individus étaient « extrêmement » pauvres tandis qu’ils seraient entre 750 millions et un milliard aujourd’hui.
Une large majorité (80% environ) d’entre eux se situe en Afrique subsaharienne. Esther Duflo rappelle qu’on aurait tort de n’y voir que le résultat de l’essor économique de la Chine et de l’Inde depuis les années 80. C’est aussi dans des pays moins peuplés et plus pauvres (non émergents) que la lutte contre la pauvreté extrême commence à porter ses fruits : Tanzanie, Congo, Pakistan…
Repenser pourquoi ?
Cette baisse de la pauvreté extrême dans le monde ne saurait masquer une hausse de la pauvreté relative, qui a – presque mécaniquement du fait de son mode de calcul avec l’accroissement des inégalités de revenu associées au développement – doublé dans les pays pauvres et encore davantage pour les pays dits émergents.
Ceci s’inscrit dans un processus de « mondialisation de l’inégalité » et coïncide avec ce que Branko Milanovic a appelé une « courbe de l’éléphant » : entre 1980 et 2016, les plus hauts revenus à l’échelle mondiale – les « 1% » – ont réussi à capter 27% des fruits de la croissance du revenu mondial dont les 50% des revenus les plus faibles n’ont capté que 12%. De leur côté, les individus constituant la ou les classes moyennes des pays développés, qui schématiquement, représentent les 50 % à 80% en termes de revenus mondiaux, ont vu leur niveau de vie subir une pression à la baisse. Sur cette courbe, les 1% sont le haut de la trompe, les classes moyennes des pays développés son creux, tandis que la tête et le corps de l’éléphant symbolisent les gains pour une classe moyenne naissante dans les pays émergents.
Il se produit ainsi un grand basculement. Selon l’OCDE, on peut parler d’une classe moyenne mondiale qui peut vivre avec 10 à 100$ par jour et représenterait environ 1/4 de la population mondiale. Tandis que le tiers de cette classe moyenne était européenne, elle n’en représentera plus en 2030 que 15%, au moment où elle aura « grossi » de 2 milliards d’individus. 2/3 de la classe moyenne mondiale devrait alors être asiatique.
Les politiques publiques de lutte contre la pauvreté échouent à éviter une dynamique d’augmentation de la pauvreté. Elles n’en sont cependant pas pour autant inefficaces pour éviter qu’elle ne soit encore supérieure. Le taux de pauvreté monétaire serait environ 35% supérieur à celui qu’il est dans l’Union européenne, de plus de 40% plus élevé (le taux de pauvreté serait de 24% au lieu de 14%) en France sans des politiques publiques de redistribution et d’aides de toutes sortes. Les pays scandinaves – ou modèles de protection sociale dits universels – sont tout autant voire plus protecteurs et réduisent de près de 50% les taux de pauvreté tandis que mêmes un modèle dit libéral, peu protecteur, comme celui de l’Angleterre, réduit de plus de 60% ce taux de pauvreté.
Mais un nouveau problème se pose, lié au changement climatique : d’ici 2100, ce sont 73 millions de personnes par an qui pourraient perdre la vie du fait d’une pauvreté accrue liée à ce changement. Les externalités négatives, essentiellement générées par les pays industrialisés ou en industrialisation, vont essentiellement affecter les plus pauvres au sein des pays pauvres. Seules des politiques publiques mondiales – et non plus nationales – seraient de nature à pouvoir être efficaces.
Repenser comment ?
Si la pauvreté a besoin d’être « repensée », c’est qu’elle fut mal pensée c’est-à-dire aussi mal traitée. Ou même que, en la « traitant », les politiques traditionnelles ne feraient que l’entretenir. Résumer l’approche de ceux qu’on appelle parfois les randomistas en quelques lignes est une gageure.
Essayons cependant :
- Des politiques traditionnelles – macroéconomiques et pensées « hors sol » sur la base de modèles théoriques – de lutte contre la pauvreté ont le plus souvent échoué.
- L’idée – fondée sur des « prénotions » ou idées reçues – reliant pauvreté et comportements sociaux inappropriés pour en sortir, selon laquelle la première serait le résultat des seconds, s’avère fausse.
- La pauvreté en serait bien plutôt la cause car il existerait une « psychologie de la rareté » : toute personne en situation de pauvreté aura un horizon temporel de très court terme (survivre à une journée) et risque de faire des choix d’allocation de ressources (consommer de l’alcool pour oublier, fumer pour avoir moins froid, envoyer ses enfants travailler plutôt qu’étudier…) inadéquats pour en sortir.
- Sur cette base, la lutte contre la pauvreté pourrait être considérée comme une sorte d’investissement : les coûts sociaux induits par la pauvreté (externalités négatives induisant dépenses de santé, de sécurité, d’entretien de l’espace public…) seraient supérieurs à ce qu’il en coûterait de verser un revenu, substantiel en une fois, qui permettrait d’extirper d’une situation de pauvreté – ne serait-ce que par l’accès à un logement et la capacité de l’assumer – et de faire adopter des comportements fondés sur un horizon temporel long, propice à l’investissement.
- Dans une majorité de cas, nul besoin d’être « assisté » dans l’allocation de ressources car les pauvres « sortis » d’une pauvreté extrême, modifieraient leurs comportements et « investiraient » d’eux-mêmes dans l’éducation de leurs enfants, la formation et le travail pour eux-mêmes : nul angélisme ici, car le constat est empiriquement fondé par des expériences de terrain conduites sur la base de la randomisation.
- À des externalités négatives plus coûteuses en impôts se substitueraient ainsi des externalités positives en termes de revenu, non seulement individuel mais global ou national, donc en termes de développement pour les pays pauvres, de croissance pour les pays riches (cf. article sur la croissance).
- De quoi convaincre, s’il fallait compter sur une morale intéressée plus que désintéressée, aisément des contribuables…
Humilité
Il y a un peu, chez les randomistas, de ce souci qu’est celui de la sociologie positiviste de « traiter les faits sociaux comme des choses », c’est-à-dire empiriquement, statistiquement et non sur la base de (grandes) idées reçues et de « toujours s’attendre à trouver du nouveau » comme l’affirmait Durkheim.
Il y a aussi chez eux de ce souci plus weberien – prolongé par R. Boudon dans ses thèses sur le développement – de ne pas considérer que la diversité des situations et des comportementaux serait une limite aux capacités explicatives d’un modèle préconçu.
Nul modèle à défendre ici : les randomistas, Esther Duflo en tête, insistent sur l’humilité nécessaire de l’économiste « dans la Cité ». Différentes situations, de pauvreté, différents comportements à mettre en évidence avant de savoir comment les traiter. Différents détails aussi, comme le frein à l’efficacité de politiques repensées que constituent de simples contraintes administratives ou échelons hiérarchiques qui sont autant de risques de déperdition d’informations ou de comportements opportunistes.
La connaissance nécessaire, avant d’entreprendre des actions pragmatiques de terrain qui comptent plus pour lutter efficacement contre la pauvreté que de « grandes » ambitions partagées lors de colloques internationaux où aiment à se précipiter des économistes de renom.