- Que la Chine investisse à hauteur de 25% du capital d’un port stratégique allemand peut et mérite d’être discuté. Il ne s’agit pas de justifier ici un investissement d’un « rival systémique » sans s’interroger sur ses conséquences stratégiques mais de s’interroger sur les arguments aujourd’hui utilisés pour le craindre. Pour être convaincant, encore faut-il être cohérent. Lors de guerres, les entreprises et plus encore le capital étranger – a fortiori s’il devait être ennemi – sont en général rapidement réquisitionnés. À l’évidence, les entreprises françaises présentes en Russie, qui y ont versé des revenus substantiels, dynamisé la consommation et l’investissement, réalisé des profits pendant des années dans un contexte gagnant-gagnant, pour l’économie nationale russe et elles-mêmes n’avaient pas grande influence sur le pouvoir russe et viennent de subir de lourdes pertes…
- Le temps « normal » en économie est un jeu à somme positive, certes pas toujours très bien répartie et avec des externalités négatives malheureusement probables. L’économie « de guerre » au contraire fait des perdants à coup sûr : « ce que l’un gagne l’autre le perd ». Tout le monde a à perdre lors d’une guerre et parler d’externalités négatives pour en décrire les conséquences humaines, sociales et environnementales serait indécent.
- Anticiper « en temps normal » (qu’on espère de paix) sur la base d’un toujours possible « temps de guerre » (ou pandémique) est une nécessité, une responsabilité ministérielle, une responsabilité d’État. Et devrait d’ailleurs le rester sans qu’il faille faire appel à des cabinets de conseil privés, sans quoi on se demande bien à quoi sert la formation des grands corps d’État. Mais raisonner « en temps normal » sur la base d’un toujours possible « temps de guerre » pour s’interroger conduit souvent à être peu rigoureux par sensationnalisme.
- S’il fallait se fonder sur les événements « extrêmes » pour fonder toutes les décisions publiques, les voix s’élèveraient immanquablement contre des lits inoccupés en absence de pandémie, des armements devenus désuets sans jamais avoir servi et refuser les IDE dans de nombreux secteurs en France, y compris de l’Allemagne car sait-on jamais ? Accepter ou refuser un IDE en provenance de l’étranger doit se faire en fonction du caractère véritablement stratégique en termes de transfert de technologie plus que d’une guerre toujours probable.
- L’énergie tend les relations sur deux points principaux : d’une part, l’intervention sur les prix de marché – le bouclier tarifaire – de l’énergie, d’autre part le nucléaire. Enjeu de court terme d’un côté, de plus long terme de l’autre. La France et l’Allemagne suivent deux voies opposées, la première, traditionnellement interventionniste sur les prix de marché (la PAC en a longtemps été le symbole), la seconde plus traditionnellement héritée de l’ordo-libéralisme dont un des fondements est de considérer la concurrence entre entreprises nationales comme incitation à l’innovation, donc source de compétitivité. Si on en juge par les excédents commerciaux, cela ne lui a pas trop mal réussi, au même titre que le Japon. « Autant de marché que possible, autant d’État que nécessaire » résume la formule de l’économie sociale de marché. On se demande parfois si la France ne se fonde pas sur un « « autant de marché que possible, autant d’État que possible ». Pas facile à assumer financièrement.
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Qu’il y ait tension sur un bouclier énergétique européen n’a donc pas lieu de surprendre. On peut le regretter mais il n’y a pas là de quoi « en faire un fromage » quand on se souvient que la France a par exemple créé un salaire minimum en 1950, l’Allemagne en… 2015. Nous avons des modèles différents… et ne sommes pas en guerre. Il semble que nous réussissons à nous entendre plutôt bien depuis 1950 justement (création de l’Union européenne des paiements) au même titre que les alsaciens et les basques.
- L’armement : alors que la France souhaiterait une coopération et une sorte de buy european act en la matière (elle y a grand intérêt ou plutôt, beaucoup d’entreprises françaises y ont intérêt), l’Allemagne rechigne à un avion français ou à un projet de défense européen et envisage de consacrer une centaine de milliards d’euros à un bouclier anti-missiles dont ni la conception, ni la réalisation ne seraient très « européennes » mais plutôt américaine, israélienne…
- C’est regrettable, et préoccupant. Le gouvernement allemand s’inquièterait-il de l’état des centrales nucléaires françaises ? De la capacité française à assurer la maintenance de ses armes ? Est-il le seul à s’en inquiéter ? De là à « monter cela en épingle »…
- Qu’on se rassure. Le projet européen tel qu’il a été conçu est de substituer la coopération et la compétition à l’affrontement et la guerre.
Le commerce peut être vu comme une sorte d’euphémisation de la guerre et ce n’est pas un hasard si le terme competition en anglais décrit à la fois le sport et la concurrence. La construction européenne a été fondée, non tant sur une vision irénique du commerce, héritée de Montesquieu, selon lequel « le commerce serait facteur de paix », que sur l’espoir que cela serait le cas et donc sur une forme de volontarisme : c’est dans les secteurs « dans lesquels se forgeaient les armes de la guerre » (J. Monnet en 1976) que la coopération en Europe a débuté : le charbon et l’acier (1951) puis l’énergie atomique (1957).
Ainsi, une moindre coopération dans les domaines énergétique et militaire va à l’encontre de la philosophie originelle du projet européen. « Quiconque recherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est déjà fait pour servir » disait Tocqueville. « Quiconque recherche dans le projet européen autre chose que lui-même risque d’être déçu ». In Varietate Concordia. Le but ultime du projet européen est d’établir la paix dans un espace de diversité culturelle, économique, sociale, politique… Jusqu’ici, il a plutôt bien réussi.
Le terme de guerre fait vendre, et pas seulement des armes. Comme le soulignait déjà P. Krugman dès les années 90 à propos de la guerre économique, le terme de guerre fait vendre des essais bien davantage que celui de compétition ou concurrence. Aujourd’hui, l’usage du terme de guerre sera à l’origine de plus de « clics », de vues et de « partages » d’une publication relayée par les algorithmes. Il serait regrettable que, comme J-F. Dumas l’observe (2016) qu’« il se transpose une culture de médias sociaux dans le média traditionnel ».
Nous sommes en pleine « économie », celle héritée des penseurs sociaux du XVIIIème siècle qui ont voulu dissocier la richesse de la puissance d’un État pour associer richesse à bien-être de citoyens. Plus exactement, il serait bon que nous y restions. Gardons-nous, avant même de souffler sur des braises, d’allumer un feu.